PORTRAIT – Il était plus que temps de vous présenter celui qui est devenu il y a deux ans notre principal partenaire en conservation marine sur le littoral du sud-est de Sulawesi. Ceux d’entre vous qui nous ont rejoint sur une mission écovolontaire en Indonésie en 2019-2020 ont fait sa connaissance. Mais saviez-vous que cela fait plus de 10 ans que ‘Pak Habib’ s’est consacré à la protection des bénitiers, ces énormes coquillages bivalves que l’on trouve sur les récifs du Pacifique et qui sont au cœur de la vie des écosystèmes coralliens ?
Bienvenue chez Toli Toli
De prime abord, la petite maison en bois ne paye pas de mine. Juchée sur pilotis au-dessus de l’estran, on passerait facilement devant sans s’arrêter si ce n’était l’immense panneau érigé au bord de la route avec une photo d’un des plus beaux littoraux de la région. Une autre bannière occupe la moitié de la façade : “Menata laut, menata masa depan”. On dirait en français : “Prendre soin de la mer, c’est prendre soin de notre futur”. Nous sommes à quelques kilomètres au nord de Kendari, dans le village côtier de Toli Toli, face à l’océan : bienvenue au siège de Toli Toli Labengki Giant Glam Conservation.
On accède à la maison par une jetée surélevée et une passerelle de bois qui donne l’impression de monter à bord d’un bateau. A l’intérieur, on est tout de suite frappé par la quantité de coquillages empilés de part et d’autre. Conques, nautiles, gorgones, corail branchu, et surtout une omniprésence de bivalves de toutes les tailles : les fameux bénitiers géants ou giant clams qui donnent leur nom à l’association. Cette collection de merveilles récifales, c’est Habib, le fondateur de Toli Toli, qui l’a réunie au cours de ses années passées à plonger sur les récifs de la province.
Habib, pionnier de la protection des bénitiers
Natif de la province, Habib n’est revenu dans sa province d’origine qu’il y a une dizaine d’années. Avant cela, il fut pendant une vingtaine d’années, tour à tour écrivain et journaliste à Makassar, de l’autre côté de l’île, puis guide touristique accompagnant des groupes à l’étranger. Redevenu sédentaire à Toli Toli, c’est alors qu’il a pris conscience que les grands bénitiers qu’il avait l’habitude de voir sur les récifs de la baie de Matarape se faisaient de plus en plus rares. La raison : une collecte excessive de ces mollusques, pourtant officiellement protégés en Indonésie, par les pêcheurs des villages alentours.
Face à cette situation, Habib s’est donné pour mission de protéger les bénitiers, connus sous le nom de kima en indonésien. Entouré d’un petit groupe de plongeurs passionnés réunis dans l’association Toli Toli Labengki Giant Clam Conservation, il s’est attelé au rassemblement de plusieurs milliers de spécimens à travers la baie et à leur regroupement sur quelques récifs dédiés, validés par les pêcheurs locaux comme zones interdites à prélèvements et faciles à surveiller.
Après une dizaine d’années d’effort, ce sont près de 8000 bénitiers de 8 espèces différentes (+1 potentielle nouvelle espèce/variation) et de tailles variées, ainsi que divers autres animaux marins (étoiles de mer, concombres de mer, anémones, etc.) issus des tombants voisins qui ont été accueillis et qui ont échappé à la pêche illégale. Habib est devenu une figure locale, reconnue tant auprès des gestionnaires d’aires protégées avec lesquelles il a un accord de collaboration, que des villageois qu’il assiste pour le développement du tourisme ou la reconnaissance de droits d’usage communautaire.
Mais qui sont-ils ces bénitiers ?
Le terme de bénitier s’applique, au sens biologique, à une sous-famille de mollusques bivalves comprenant 2 genres : Tridacna sp. qui contient 11 espèces, et Hippopus sp. qui contient 2 espèces. On appelle ‘bénitier géant’ (giant clam) l’espèce la plus grande (T. gigas), mais le terme est souvent utilisé pour l’ensemble des bénitiers.
Certains bénitiers sont les plus grands coquillages au monde. Le plus grand des bénitiers géants (T. gigas), peut en effet atteindre 1,5m de long, peser plusieurs centaines de kilos et vivre plus de 100 ans. Si certains ont une coquille lisse sur l’extérieur (T. derasa), d’autres présentent des côtes très marquées verticales et radiales, comme celui que l’on appelle le grand bénitier gaufré (T. squamosa).
Les bénitiers du genre Tridacna s’accrochent solidement au corail, tandis que ceux du genre Hippopus choisissent de reposer sur le sable.
Les connaissances sur les bénitiers ne cessent de progresser. Ainsi en 2014, une nouvelle espèce a été identifiée en Australie (T. ningaloo) tandis que l’espèce T. noae était finalement distinguée du bénitier commun (T. maxima) grâce à la génétique. L’espèce identifiée en 2008 comme T. crostata s’est révélée être, après examen d’échantillons prélevés à la fin du 19ème siècle (!), de la même espèce que T. squamosa. La 11ème espèce du genre Tridacna n’est pas encore décrite.
Où trouve-t-on des bénitiers ?
On recense aujourd’hui 13 espèces de bénitiers, présents dans les récifs coralliens du Pacifique, de l’Océan Indien et de la Mer Rouge. Mais c’est l’île de Sulawesi et ses alentours, au cœur du Triangle de Corail, qui concentrent le plus d’espèces au monde. On y compte un total de 8 espèces des plus petites aux plus grandes, parfois sur les mêmes récifs. Seules les îles Fidji & Tonga abritent autant d’espèces de bénitiers, grâce à la présence d’une espèce endémique (T. mbalavuana ou bénitier du diable). En 2016, deux individus de cette espèce ont d’ailleurs été observés en Nouvelle-Calédonie, soit à 1300km de leur aire de répartition connue.
Associée à la présence d’un nombre phénoménal d’espèces de corail et de 5 des 7 espèces de tortues marines, la grande diversité d’espèces de bénitiers est une des raisons qui fait de la biodiversité sous-marine de Sulawesi une des plus riches au monde – et une des raisons également de notre engagement sur place, qui plus est auprès de Toli Toli.
Pourquoi le sud-est de Sulawesi, notre site d’intervention, est exceptionnel ?
Ce sont pas moins de 8 espèces qui ont été recensées dont six espèces sur les onze reconnues du genre Tridacna et les deux espèces du genre Hippopus.
En détail :
- Le bénitier géant, le plus grand (Tridacna gigas)
- Tridacna derasa, smooth giant clam ou ‘bénitier lisse’ en anglais, un autre bénitier de grande taille
- Le bénitier commun (Tridacna maxima)
- Le grand bénitier gaufré (Tridacna squamosa)
- Le bénitier crocus ou ‘Manteau de lumière’ (Tridacna crocea) connu en anglais sous le nom de boring clam car il s’incruste activement au sein du corail sur lequel il est accroché. Il est prisé en aquariophilie pour ses couleurs, mais il est particulièrement difficile à récolter.
- Tridacna noae, ou teardrop clam en anglais pour ses motifs en forme de larme.
- Le bénitier ‘sabot de cheval’ (Hippopus hippopus), notamment prisé à la consommation en Asie du Sud-Est.
- Hippopus porcellanus ou ‘bénitier de porcelaine’ en anglais (china clam), dont l’aire de répartition, très restreinte, concerne une partie seulement du Triangle de Corail.
Une comparaison coquille & animal vivant de toutes les espèces répertoriées par Toli Toli est visible sur leur site.
Un animal essentiel aux récifs
Les bénitiers sont au cœur de la vie des récifs. Avec leur coquille de grande taille, ils abritent de nombreux organismes – coraux, algues, éponges, crustacés – et servent eux-mêmes de nourriture à plusieurs dizaines d’espèces – poissons, poulpes, crabes, etc. – contribuant à la diversité biologique des récifs.
Ils sont aussi, avec leur coquille massive en calcaire, des bâtisseurs de la structure même du récif. En Polynésie, on observe des montagnes de ces coquillages qui vont jusqu’à former des îlots, les mapiko, avec les individus vivant sous l’eau et les coquilles vides repoussées sur la partie émergée.
Mais l’argument phare qu’Habib met en avant lorsqu’il sensibilise à la protection des bénitiers dans les villages de pêcheurs, c’est leur rôle de ‘nettoyeur’ des eaux du récif : un seul bénitier peut en effet filtrer plusieurs tonnes d’eau de mer par jour et contribue ainsi à maintenir un milieu sain pour les autres espèces. Et notamment pour le phytoplancton (plancton d’origine végétale) qui est responsable de la présence de plus de 50% de l’oxygène dans notre atmosphère !
Pour en savoir plus sur les bénitiers, nous vous conseillons cet excellent article rédigé par l’IRD de Nouvelle-Calédonie (en français). En anglais, une méta-étude sur l’impact des bénitiers a récemment compilé plus de 500 publications scientifiques sur le sujet. En indonésien, Mongabay a publié un article sur la situation des bénitiers géants en Indonésie (Toli Toli y est mentionné).
Kima boe, potentielle nouvelle espèce ou variation locale ?
Habib soupçonne l’existence d’une espèce de bénitier présente dans la baie de Matarape qui serait différente des espèces aujourd’hui connues. Il l’appelle Kima boe ou watery giant clam, le nom que les pêcheurs locaux Bajau (nomades des mers d’Asie du Sud-Est) utilisent pour désigner cette espèce.
Visuellement, Kima boe ressemble beaucoup au ‘bénitier de porcelaine’. Il n’y aurait aucun doute sur l’espèce si ce n’était deux différences majeures : il est beaucoup plus grand que les plus grand spécimens de H. porcellanus, et il s’accroche au corail comme les Tridacna, là où d’ordinaire les Hippopus s’installent sur le sable. Un tel comportement est-il lié aux conditions spécifiques de la région ou à une différence génétique ? Trouve-t-on des kima boe ailleurs dans le Triangle de Corail ? Des questions qui restent en suspens en attendant que des scientifiques se penchent dessus.
Des espèces sous pression
Si les bénitiers sont pêchés depuis toujours sur les récifs indo-pacifiques, ils sont aujourd’hui menacés. En Indonésie, toutes les espèces sont officiellement protégées et interdites à la pêche. Au niveau international, elles sont listées dans l’Appendice II de la CITES et leur exportation nécessite un permis spécial. Mais la pression ne faiblit pas pour autant. L’espèce massive Tridacna Derasa, par exemple, est déjà considérée éteinte autour des îles de Sumatra, Java et Bornéo.
Vu la taille des mollusques et la quasi-absence de patrouilles de surveillance même dans les aires protégées, la tentation est grande pour les pêcheurs des villages alentour d’en prendre quelques uns pour le repas. Nous avons pu voir cela de nos propres yeux sur l’une de nos missions où le capitaine du bateau avait pêché pour son repas quelques coquillages, dont un certain nombre d’espèces protégées, avant que nous ne soyons bien au fait du sujet.
Mais les bénitiers sont aussi pêchés pour d’autres raisons. Leur chair est un mets recherché dans plusieurs pays d’Asie. Le manteau de certaines espèces arbore des couleurs presque fluorescentes ou des motifs fantastiques, ce qui les rend prisées en aquariophilie, notamment en Europe, aux États-Unis et au Japon. Ce ne sont pas forcément les plus grandes : un petit bénitier crocus au manteau fluo de 10-15cm peut ainsi rapporter entre 50 et 80€ au pêcheur qui le ramasse, une somme importante dans les communautés insulaires de l’archipel.
Les coquilles, elles, ont de tout temps été vendues aux touristes, transformées en carrelage, et même massivement exportées vers l’Occident et le Japon au moins jusqu’à la fin des années 90, ce qui a finalement conduit la CITES à réguler le commerce de bénitiers géants. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si le nom commun de l’espèce réfère en français à l’utilisation qui est faite de sa coquille depuis des siècles dans les églises plutôt qu’à la nature biologique de l’animal. Enfin, ces dernières années, c’est son utilisation comme substitut à l’ivoire en Chine qui a révélé un braconnage à grande échelle.
Le bénitier, une espèce braconnée pour son ivoire ?
Le commerce de l’ivoire en Chine étant de plus en plus contrôlé et la possession d’objets en ivoire de moins en moins acceptée socialement, les ateliers de sculpture, les marchands et les amateurs, inconscients des dégâts causés aux récifs coralliens, se rabattent sur les coquilles de bénitiers, souvent braconnées aux Philippines et en Mer de Chine méridionale. Une double coquille de grande taille peut ainsi être vendue 1000 à 2000$ sur le marché international. En 2015, ce braconnage a même été filmé par la BBC. Si les autorités ont depuis pris des mesures, l’ampleur du braconnage était telle et les méthodes utilisées pour « décoller » les bénitiers tellement destructrices que des centaines de récifs ont été dévastés et transformés en véritables déserts.
Et ce n’est pas tout : deux autres menaces pèsent, non seulement sur les bénitiers, mais sur l’ensemble des récifs de Sulawesi et notamment ceux de notre zone d’intervention. D’une part, les écoulements générés par les mines de nickel, très nombreuses dans les districts côtiers du Nord Konawe et de Morowali, étouffent les récifs sous plusieurs centimètres de sédiments. D’autre part les traitements phytosanitaires des plantations d’huile de palme situées dans l’intérieur des terres ont sans nul doute aussi un impact majeur sur les récifs.
Les regroupements de bénitiers
Le regroupement de bénitiers qu’a spontanément mis en place Habib n’est pas un cas isolé.
Dans les îles du Pacifique, en Nouvelle-Calédonie par exemple, les pêcheurs préoccupés par la raréfaction des bénitiers sur les récifs les regroupent dans un lagon à proximité afin de les laisser grandir et d’ainsi pouvoir en prélever aisément pour leur consommation personnelle ou pour les vendre, mais aussi parfois pour le simple plaisir d’aller les regarder sous l’eau. Une forme d’élevage en milieu semi-fermé.
Une telle concentration de bénitiers augmente également leur taux de reproduction et, si les courants sont bons, cela peut avoir un effet bénéfique sur le repeuplement dans les récifs des alentours.
Par ailleurs, effectuée correctement, la relocalisation des bénitiers n’a que très peu d’impact négatif sur les individus déplacés. Habib et son équipe ont ainsi peu à peu perfectionné leurs techniques et leurs connaissances, et constatent des taux de mortalité de 2-3% pendant le transport, et 2-3% après relocalisation.
Et l’élevage ?
Des centres de recherches ont mis en place des techniques pour élever des bénitiers, que ce soit pour la consommation locale, l’exportation (vers la France entre autres), l’aquariophilie, ou pour être réintroduits sur des récifs où ils ont disparu.
En Polynésie Française par exemple, une technique de collectage a été mise au point par les instituts de recherche afin qu’un plus grand nombre de larves de bénitiers communs survivent à la prédation et atteignent l’âge adulte, permettant la réintroduction et le commerce de l’espèce. Aux Palaos comme en Australie, des fermes aquacoles reproduisent certaines espèces prisées en aquariophilie.
Perspectives : un nouveau refuge pour les bénitiers
Avec un premier accord de collaboration signé fin 2018, cela fait deux ans que Naturevolution travaille avec Toli Toli. Habib et son équipe ont ainsi pris en charge l’animation de nos missions écovolontaires en 2019-2020 et de toutes les activités associées (nettoyage de plage, plantation de mangroves, observation des récifs, etc.), la réalisation d’activités de sensibilisation dans les villages, notamment autour de la problématique des déchets plastiques, tout en facilitant les relations avec les institutions locales.
Pour aller plus loin dans la protection des bénitiers et des récifs de la région, nous proposons aujourd’hui conjointement de développer un nouveau refuge de bénitiers géants au sud-est de la grande île de Labengki.
Outre les avantages de ce type de regroupements cités plus haut, cette réserve aura pour vocation de devenir un lieu privilégié pour la recherche scientifique dédiée à ces espèces et la sensibilisation des villageois et pêcheurs locaux à l’urgence de protéger ces animaux et leur milieu. Enfin, nouvel atout touristique pour la région, il permettra de générer des revenus complémentaires pour les communautés locales.
Acceptée comme zone de non-prélèvement par la communauté locale (Labengki Kecil) et le gestionnaire des aires protégées de la province (BKSDA Sultra), le refuge sera situé au sein de l’aire protégée Teluk Lasolo qui recouvre la grande île de Labengki, les îlots et récifs situés autour, ainsi qu’une partie de la baie de Matarape.
Comment nous aider ?
Il ne manque plus aujourd’hui que des moyens financiers pour assurer chacune des étapes de sa réalisation :
- Collecte, transport et relocalisation des bénitiers vers la zone protégée grâce au travail de 3 plongeurs spécialisés,
- Formation d’un groupe de villageois au suivi des populations de bénitiers et plus généralement à la gestion communautaire du refuge,
- Sensibilisation au travers de réunions villageoises et d’interventions scolaires afin de promouvoir une gestion durable des ressources naturelles,
- Valorisation et communication,
- Information et sensibilisation des touristes de passage.
La fermeture des frontières liée à l’épidémie de COVID a porté un grand coup à nos capacités de financement car celles-ci étaient jusqu’ici majoritairement le fruit de nos missions écovolontaires.
Vous pouvez soutenir ce projet ou un de nos autres projets à Sulawesi par un don en vous rendant sur nos pages dédiées ci-dessous ou en participant à l’une de nos prochaines missions écovolontaires :