Les Dahalo, littéralement « voleurs de bœufs », sont des bandits qui sèment la terreur dans tout Madagascar. Acteurs d’une véritable économie parallèle et illégale, les dahalo parcourent l’île à la tête de troupeaux de centaines de bêtes. Ils sont le plus souvent invisibles et se déplacent la nuit. Le massif du Makay est par son relief, considéré comme le refuge idéal et privilégié des dahalo du sud-ouest de Madagascar. On leur attribue souvent les maux des villages Bara et Sakalava environnants et la majeure partie de la déforestation de cette région car non contents de voler et piller les villages, ils auraient aussi une fâcheuse tendance à la pyromanie.
Auparavant, le phénomène « dahalo » n’était que de simples vols de bœufs que les jeunes hommes de certaines régions, du Sud notamment, devaient réussir au moins une fois, selon la coutume, pour se faire accepter comme des personnes adultes par la société, en particulier par sa future belle-famille. Mais aujourd’hui, il s’est transformé en de véritables razzias meurtrières. Les « dahalo » ne se limitent plus au vol de bœufs, mais raflent tout ce qu’ils peuvent amener. Ils attaquent les villages, commettent des exactions sur leurs populations, tuent et brûlent les maisons. Ils n’attendent plus non plus que le soleil se couche pour passer à l’action. Aujourd’hui, ces brigands œuvrent également de jour et pratiquent les enlèvements d’éleveurs dans l’espoir d’obtenir une rançon. Il leur arrive également de dévaliser des bus entiers de touristes. Si auparavant, les dahalo étaient simplement armés de lances et agissaient en tous petits groupes voire seuls, ils sont aujourd’hui organisés en bandes criminelles et armés de fusils (souvent prêtés par la police elle-même). Bref l’histoire des vols de bovidés a pris un tournant dangereux.
Lors des attaques, pendant que les uns font sortir le bétail, les autres empêchent les villageois de quitter leurs maisons en jetant des cailloux sur les portes et fenêtres, ou en tirant des coups de feu, ou encore en brûlant les toits de chaume. Les bœufs sortis, la bande repart chanson à la bouche : cela peut être le moralzyfa hariva (« poussons vite les bœufs car il se fait tard ») ou le biby aomby mima (« à cet animal de bœuf qui meugle ») ou encore le manara andro zazahy iny (« ce type-là a de la chance »).
On doit savoir tout d’abord que bien que ce soient les jeunes qui effectuent le véritable vol, les devins-guérisseurs, ou ombiasy, y jouent aussi un rôle très important. C’est auprès d’eux que les jeunes effectuent les rituels préliminaires, demandent des conseils et les amulettes protectrices contre les éventuels dangers. Il s’agit de la plante appelée andriognu, protégeant, croit-on, contre les balles. Mais aussi du somokotra, une sorte de drogue que l’on fume pour ne pas connaître la fatigue au cours des courses-poursuites. Il s’agit également du petit miroir considéré comme un radar pouvant prévenir de l’approche d‘un danger, et enfin du bain avec du hazomanga (plante) pour vaincre la peur. Dans les faits, ils ne souffrent pratiquement aucune résistance car les villageois ne sont que rarement armés et sont extrêmement intimidés. Il semble qu’une partie des membres des dahalo soit issue des villages même qu’ils attaquent. La seule chose que craignent les dahalo semble être les blancs (les vazahas) dont ils redoutent la supériorité de l’armement.
Bien que cela ait une tendance à disparaître, les dahalo ont une certaine façon de se vêtir. Il s’agit de culottes en tergal bleu et d’un Zamba de flanelle couvrant la tête et la partie supérieure du corps, cachant le petit sac contenant les amulettes, le sifflet, les cailloux, la petite hache et le fusil quand il y en a. Le dahalo adopte généralement comme souliers les kiranyl (nouilles), sandales en plastique permettant de courir sans glisser.
Souvent appelé « Phénomène dahalo », le vol de bœufs est parmi les problèmes d’actualité les plus difficiles à résoudre à Madagascar. Il résiste à l’épreuve du temps et des transformations socio-économiques et politiques ainsi qu’aux mesures prises. La difficulté vient du fait que les explications avancées au sujet de son origine et de sa récente recrudescence sont variées. Ceci fait que les responsables politiques, à défaut de trouver des solutions adéquates, sont obligés soit de se rabattre sur l’utilisation de la force, soit de ne rien faire, provoquant des critiques aussi bien de la part des personnalités politiques d‘opposition que du petit peuple. Il y a aussi ceux qui accusent le pouvoir d’être derrière le phénomène.
Dans un tel contexte d’insécurité, la campagne se vide aux dépens des centres urbains, et, les paysans découragés et incertains sur l’avenir de leurs biens et même de leur propre personne et de leur famille n’arrivent plus à produire même pour leur survie.
Comment en est-on arrivé là?
C’est au début des années 70, que le phénomène, en perte de vitesse depuis la proclamation de l’indépendance, a repris. Les vols de bœufs se sont multipliés au moment où le ministère de l’Intérieur venait de supprimer l’impôt sur les bovins. Le phénomène a été précédé par des feux de brousse, symptôme de mécontentement. Le problème était déjà assez grave pour décider les responsables à effectuer de vastes opérations de ratissage. Ces opérations de ratissage semble toujours exister aujourd’hui.
Entre 1970 et 1980, la crise économique est venue frapper de plein fouet Madagascar et le phénomène « dahalo » s’est généralisé. Pour la seule année 1980, selon les chiffres officiels, on a dénombré pas moins de 1 150 attaques dans la province de Fianarantsoa et 13 536 bovins ont été perdus. Le phénomène est devenu de plus en plus meurtrier, puisque les bandits ne volaient déjà plus par surprise mais venaient plutôt en armes et en nombre de jour comme de nuit, pour prendre de force les bœufs des villageois. Cette année-là, les statistiques parlent de dizaines de villages attaqués, de centaines de maisons brûlées, de dizaines de morts et des dizaines de milliers de bœufs volés dans le sud de l’île rouge.
Les sociétés paysannes mettent au point des répliques
Face à l’inefficacité avérée des forces de l’ordre, on assiste, à partir du début de l’année 1980, à l’apparition du dina (convention collective) Rebotieka, du nom de son promoteur, un ancien militaire à la retraite. Il lança la convention d’abord pour protéger ses propres bœufs et la proposa ensuite au voisinage. Il n’entendait pas agir en opposant face aux autorités puisqu’il avait été élu en 1977, puis en 1983. Mais, en développant ce dina, il mettait en cause l’impuissance, voire la complicité, des autorités, et donnait à entendre que les paysans n’avaient plus rien à attendre de l’Etat. Les autorités ont interdit, par décision provinciale, cette convention, en juin 1983, pour la remplacer une année plus tard par le dinaii’ny fandriampahalemana, où l’initiative était laissée aux forces de l’ordre et aux représentants du pouvoir et non plus aux villageois ligués.
A partir de 1986, à Tananarive comme dans d’autres régions de Madagascar, on voit se dérouler des opérations militaires où tous ceux qui sont soupçonnés d’être des dahalo sont tout simplement fusillés sans procès par les soldats. On assista alors à un arrêt momentané du phénomène dans ces régions. Mais ces tueries n’arrive pas à stopper les vols. Les actes de brigandage ne cessent de se développer impunément. Mythe ou réalité, l’histoire court que plusieurs dizaines de dahalo auraient été exécutés par l’armée en 2007 non loin de la grotte d’Andranomita au centre du massif du Makay. Nous avons appris ce fait alors que nous y séjournions sous la tente pour quelques jours, ce qui ajouta un peu plus de tension à nos explorations. Les dahalo sont encore actifs dans le Makay depuis. Le 8 septembre 1987, à deux heures de l’après-midi, 59 dahalo formés de Bara, Betsileo et Antandroy, ont attaqué Befeta. Un combat acharné a eu lieu, puisque le fokonolona (collectivité villageoise) a résisté. Le dahalo qui a été pris vivant n’avait que douze ans…
Les paysans, désespérés, ne font pas de quartier. Les voleurs pris sont tout simplement lynchés, tels ces deux hommes pris en flagrant délit le 7 mars 1988, tués par le fokonolona. Deux autres dahalo ayant volé des bœufs seront aussi lynchés froidement par les gens et ensevelis comme des chiens. Leurs proches parents ramèneront de nuit les corps chez eux. Un des porteurs de notre expédition en 2007 a ainsi été assassiné en octobre 2009 parce qu’il avait été reconnu comme ayant perpétré une attaque par des membres d’un village voisin. Certains villages du nord du Makay se sont alliés autour d’un dina décrétant que les vols de zébus n’étaient plus tolérables. Ils ont alors chargé quelques villageois armés de faire respecter cette loi et depuis, ils ne subissent plus aucune attaque.
L’acte de banditisme qui a tenu en haleine, l’opinion publique est cependant l’affaire de Keliberano où, en 1988, des voleurs de grand chemin ont tué dans un guet-apens, avec des kalachnikov, une dizaine d’individus revenant du marché d’Ambalavao et qu’ils ont pris pour de riches marchands de bestiaux. Le procès a permis de connaître l’existence de trafics d’armes, ce qui explique le caractère de plus en plus meurtrier du vol de bœufs. Des noms de personnalités haut placées ont été cités devant le tribunal sans que les juges aient pu les faire venir à la barre. Trois des bandits ont été condamnés à mort et d’autres à la prison à vie. Malheureusement, la lourdeur des peines n’a pas arrêté le vol de bœufs.
En 1990, des élus ont été arrêtés et on a même parlé de la connivence d’un député. Puis cherchant à s’assurer le soutien politique de ce vieux leader du Sud, Monja Jaona, le pouvoir central a fait marche arrière et lui a confié la mise en œuvre d’un autre dina, appelé dinan’nympihary. Le principe en est la réparation du préjudice par le système de restitution par trois de tout bœuf volé si celui-ci est trouvé vivant et par quatre si l’animal a déjà été abattu. L’application est immédiate dès que le voleur est pris en flagrant délit ou identifié et les membres de la famille sont déclarés responsables des actes des personnes appréhendées. Mais cette loi consterne les juristes. Quand un voleur est pris, c’est en effet à la gendarmerie que revient normalement la responsabilité de reconstituer les faits et de repérer ses complices. Or le dina leur enlève cette possibilité durant la procédure nécessitée par l’exécution des sanctions. Enfin, comment un parent, s’il n’est pas complice, peut-il être civilement responsable des actes commis par l’un des siens. D’autant qu’on pense notamment en pays Betsileo que le dina ne peut pas s’appliquer, du fait de l’état déjà avancé de l’éclatement des familles. Souvent, à cause de la jalousie, c’est un membre de la famille qui organise un vol contre ses proches parents ou voisins, souvent pour un problème d’héritage mal réparti.
Un nouveau dina, qui gagne du terrain, s’appelle dinan’i zarnany Seta, du nom de son promoteur à qui les paysans qui veulent être protégés par lui et sa bande doivent payer deux millions de francs malgaches, plus quelques mesures de riz par an et par fokontany (secteur).
Son succès montre à quel point les paysans ne croient plus au fanjakana (pouvoir central). La protection qu’il offre pourrait en effet en d’autres temps être assimilée à une forme de racket. Ce sont des jeunes rentrés au pays avec le BEPC ou le baccalauréat, mais sans emploi, qui constituent l’essentiel des bandes de dahalo, et se sont aussi des jeunes chômeurs qui se proposent pour assurer la sécurité contre argent dans le cadre de cette association !
Le phénomène dahalo n’a cessé de bouleverser la vie économique et sociale des paysans. Des centaines de personnes ont trouvé la mort et les troupeaux de bœufs ne cessent de diminuer. Ce qui a des conséquences néfastes sur la production dans la mesure où le fumier devient rare. Selon les chiffres officiels fournis par le Service de l’Elevage, l’effectif bovin de Fianarantsoa qui était de 80 455 têtes en 1980 et est tombé à 52 107 en 1989. Pour Ambalavao, le nombre est passé de 86 526 en 1980 à 44 250 en 1989 et il en va de même pour les autres districts. Mais il n’y a pas que l’effectif du cheptel qui est en cause, puisque de nombreux villages sont désertés, de nombreuses écoles et des centres médicaux sont fermés.
Quatre hypothèses sur l’origine du phénomène
- Un phénomène culturel
Cette opinion vient surtout des études faites dans des régions d’éleveurs comme les sociétés bara ou mahafaly. Selon L. Michel, spécialiste des Bara : « On a dit bien des choses inexactes au sujet de ces vols. On vole des bœufs en pays bara. Le fait est aussi ancien que la race. Le vol est un acte d‘éclat, une conduite d‘honneur nécessaire pour tout jeune célibataire désirant prendre femme ». P. Nakamy, un Bara qui étudie sa société, confirme : « la possession du bœuf, un animal sacré, est la suprême ambition de tout individu bara qui, ayant le sentiment de sa dignité, considère comme légitime tout moyen de s’en procurer. Imbus de cette idée, les audacieux et les impatients ne résistent guère à la tentation de razzier armes en main et au péril de leur vie ». Mais peut-on expliquer le vol de bœufs en cours actuellement seulement selon cette dimension culturelle? - Le reflet d’une crise de société
Pour R.C. Andriamihaja, journaliste, travaillant à Fianarantsoa à partir d’interviews, le vol s’expliquerait par la jalousie, puissant ressort de la vie des villages. Il y aurait aussi l’incompréhension par certains jeunes de ce qu’on appelle la lutte des classes. Enfin, il existe ceux qui disent qu’il y a une dégradation morale, faute d‘un esprit religieux qui aurait pu rappeler la notion de Dieu. Quant au professeur Ramonja, chirurgien de profession, il souligne le contraste entre la poussée de la violence contemporaine et l’image traditionnelle d’une société paisible, aux habitants laborieux et hospitaliers, respectueux des biens d‘autrui, renommés pour la convivialité, vivant dans la solidarité de la grande famille et volontairement soumis à l’autorité des parents et des anciens. « De nos jours, c’est de l’intérieur que la société se désagrège. Le respect des hiérarchies s’efface. Les villes n’offrent aucun emploi industriel ni même artisanal à des campagnes surpeuplées où protestants et surtout catholiques ont implanté un dense réseau d’enseignement, acheminant les jeunes vers l’enseignement secondaire et donc la ville. La corruption et les trafics illégaux se développent impunément, l’abus de l’alcool et des stupéfiants exacerbe l’agressivité des jeunes gens et les viols et meurtres se multiplient ». - Un moyen d’enrichissement
La recrudescence du phénomène a commencé au moment où la paupérisation de la population et l’appât de gros bénéfices poussaient les plus pauvres et certaines personnes influentes respectivement à commettre et à commanditer des vols. S’il est vrai que le Sud eut une vocation pastorale et qu’il fut dominé par la civilisation du bœuf et le mode de production guerrier, cela est du passé. Le banditisme rural qu’on observe aujourd’hui a un objectif majeur d’ordre économique, qui consiste, au sein d’une société trop pauvre, en un enrichissement individuel à bon compte. C’est pourquoi les troupeaux volés sont désormais rarement échangés ; ils sont rapidement vendus et les voleurs s’en prennent également à d’autres biens matériels. Qui, cependant, s’enrichit réellement dans l’affaire ? Ce n’est pas le voleur. Le bœuf se vend aux receleurs pour des sommes dérisoires à partager entre toute une bande. Tandis qu’un zébu vendu à 100,000 Ar par les receleurs et acheté 800,000 Ar sur les marchés. Une partie importante du marché de l’excellente viande de zébu consommée chaque jour par l’élite du pays à Madagascar provient des vols perpétrés par les dahalo et le blanchiment de cette filière est très efficace. Ce sont les receleurs et autres commanditaires, parmi lesquels on peut voir des bouchers, des membres des forces de l’ordre, mais aussi des élus, qui profitent du phénomène. On les nomme aujourd’hui les dulzulo anzbony lutubatra, ou bandits de bureau.
En 1985 déjà, J. de Barrin écrivait que les bandits bénéficiaient d’évidentes et de solides complicités, à différents échelons de la hiérarchie civile et militaire. D’où ce florissant trafic de bêtes à cornes, exportées clandestinement vers les Comores, Maurice et la Réunion, ou acheminées tout aussi subrepticement vers les abattoirs de Tananarive. - L’explication socio-historique et politique
Le vol de bœufs éclate dans certaines périodes historiques. Il y a des moments d’accalmie, surtout quand l’Etat joue bien son rôle et que la société vit dans une certaine stabilité. Les feux de brousse et le vol de bœufs apparaissent surtout lors de crises économiques et sociales graves. La recrudescence du phénomène dahalo s’explique donc d’un côté par l’appauvrissement et la désagrégation des communautés villageoises, et de l’autre par l’existence d‘une administration irresponsable, source de tous les abus dans le monde rural. C’est toute la structure de la société qu’il faut donc considérer si l’on veut trouver les véritables solutions.
Source : « Le vol de boeufs en pays Betsileo » de H. Rasamoelina, Université de Fianarantsoa, Juin 1991, document résumé et mis à jour par Evrard Wendenbaum à l’aide des données et informations collectées sur le terrain auprès des villageois eux-mêmes.